Mais qu’est-ce que c’est que ce sujet ? Vous pensez qu’il n’y a pas d’influenceurs dans les arts martiaux, que c’est réservé aux vendeurs des derniers produits à la mode ? Et bien détrompez-vous, les influenceurs sont bels et bien là dans les salles de pratique et je trouve intéressant de lancer la discussion.
Alors commençons par le commencement, qu’est-ce qu’un influenceur ? Si on cherche une définition pour le terme influencer, on tombe sur quelque chose comme ça :
« agir sur quelque chose ou quelqu’un en suscitant des modifications d’ordre matériel ou physique. » Là tout de suite, on voit que l’influence peut agir à différents niveaux.
Maintenant les influenceurs : « Un influenceur est une personne qui, grâce à son exposition sur les médias, a une influence sur les personnes qui le suivent et sur leurs décisions d’achat. » Bien sûr, ce type de profil s’est largement développé avec internet et aujourd’hui quand on dit influenceur, on pense directement à Youtube.
Mais pourtant ce « métier » ou tout au moins cette volonté d’influencer les autres n’est pas récente. Et oui, quand un footballeur au sommet de sa carrière vient vous vendre tel déodorant, quand un chanteur qui touche des millions de personne vous vante les mérites de telle paire de lunettes… et bien c’est de l’influence ! L’idée derrière tout cela est évidemment marketing, et personne n’est dupe.
Cela étant, la volonté d’influencer se retrouve dans tous les milieux, y compris dans le milieu de l’information. Regardez la crise Covid que nous traversons, il y aurait tellement à en dire côté influences reçues !
Mais revenons aux arts martiaux.
Logiquement dans un Kwoon, il ne devrait y avoir qu’un influenceur ou disons plutôt un seul leader: c’est le professeur. Et c’était le cas il y a encore quelques années de cela ! Quand vous suiviez l’enseignement d’un professeur, vous n’aviez pas lieu de contredire ou remettre en cause ce qu’il disait puisque vous ne receviez que sa vision et ses explications. Vous étiez avec lui, et ce qui se passait dans les villes ou pays voisins ne vous touchait pas directement. Pour ma part c’est au moment des championnats que je découvrais l’orientation prise par les uns et les autres. Alors bien sûr pour être meilleur que les autres, on essayait d’espionner histoire de faire encore mieux, mais c’était un sacré parcours de récupérer une bande vidéo d’untel ou untel.
Et puis internet et son ouverture sur le monde est arrivé. Pour le meilleur, car du coup chacun peut se faire une idée et confronter ce qu’on essaie de lui faire admettre. Et pour le pire, car chacun pouvant s’exprimer, il devient difficile de faire le tri.
Alors que se passe t-il ? Et bien depuis 20 ans que j’enseigne, ce que j’observe, c’est deux choses.
La première, c’est en dehors du Kwoon.
C’est le florilège de vidéos qui envahissent nos téléphones et ordinateurs. C’est le nombre impressionnant de Sifu qui s’expriment sur le net. C’est tout ce que mes élèves entendent à longueur de temps et qui peut générer des questions, voire des questionnements.
Avant comme aujourd’hui on voulait suivre les meilleurs. Sauf qu’avant on se fiait au savoir réel et objectif du maître ou professeur : son parcours martial, ses victoires en championnats, sa capacité à amener des champions potentiels sur un podium, la reconnaissance reçue par ses pairs, son parcours personnel, etc… et puis on allait à sa rencontre, et on se faisait sa propre idée.
Aujourd’hui, on allume internet et on demande à Youtube ou Google qui a le plus d’influence parce que pour la nouvelle génération, il est là le gage de qualité : on ne regarde pas combien de médailles, on regarde combien de « vues » ou de « pouces bleus », combien « d’étoiles » sur les pages de recherche. On ne va pas rencontrer le professeur, on regarde ses vidéos : plus elles sont bien fichues, plus on estime que le professeur est bon car il est sûr de ce qu’il vend. Et s’il ne fait pas de vidéos, tant pis pour lui il est condamné.
Alors bien sûr tout n’est pas mauvais dans ce système. Mais le biais créé par les influenceurs du net n’est pas de tout repos pour les véritables enseignants. Les influenceurs captent l’intérêt, recueillent un maximum d’élèves en présentiel ou en virtuel d’ailleurs. Et ils influencent donc les esprits et plus grave que ça, ils influencent l’art.
Aujourd’hui, pour être un produit « vendable », il faut un corps sculptural que l’on montre à toutes les occasions, ou bien il faut être totalement exubérant. Dans les deux cas, il faut employer à tour de bras des mots comme « bidule se fait massacrer par machin » « bidule donne une leçon à truc » « le plus dangereux le plus fort », etc…
Alors pour les arts martiaux traditionnels qui généralement ne sont pas par nature dans cet esprit, ça n’est pas simple. Leur image est maltraitée, et il faut bien admettre que peu de professeurs d’un art traditionnel se sont mis totalement dans l’air du temps.
Faites un test, demandez à des amateurs de Wing Chun ou autre s’ils connaissent « master Wong », il est probable que oui. Demandez-leur de citer le nom de 3 profs français de bon niveau et là ils vont commencer à réfléchir longtemps. Mais pourtant qui de master Wong ou de ces trois maîtres pourrait vous amener à un vrai niveau ?
Il y a beaucoup de professeurs de qualité qui ne sont pas présents « en ligne », restant sur l’ancien modèle du bouche à oreilles. Parfois cela fonctionne bien, quand le nom du professeur est connu et reconnu. Parfois beaucoup moins bien avec des écoles qui perdent peu à peu leur vivier d’élèves et des professeurs de grande qualité qui disparaissent faute d’élèves.
Alors il faut vivre avec son temps et il est vrai qu’après tout il ne tient qu’aux professeurs de prendre un peu plus le temps de se mettre en avant. Et ce serait nécessaire. Cela étant, faire des vidéos de grande qualité, cela demande du temps. Généralement les professeurs, quand ils ont du temps, enseignent : l’art passe avant la publicité, ils forment des pratiquants qui à leur tour pourront transmettre l’art. Ceux qui veulent faire du business font l’inverse : ils jouent sur l’image, vendent des vidéos et ne forment pas forcément beaucoup de pratiquants.
Et puis allons un peu plus loin. Quand bien même tel ou tel véritable Sifu ferait des vidéos incroyables, c’est la multitude qui pose problème : comment faire la part des choses entre Sifu 1 et Sifu 42346 ? Malheureusement bien souvent, c’est celui qui a le plus grand nombre de vues qui gagne. Donc finalement, le plus grand influenceur à ce jeu là, c’est le public qui passe du temps sur internet à consommer les vidéos, public pas forcément constitué de pratiquants d’ailleurs, c’est dire la qualité potentielle du jugement.
Et j’en viens à la deuxième chose qui se met en place, beaucoup plus sournoise, c’est le jeu d’influences au sein de la salle de cours. Parce que oui, chacun d’entre nous peut devenir un influenceur.
L’évolution de la société est telle qu’aujourd’hui, le maître mot est « exprimez qui vous êtes, votre parole vaut autant que celle de n’importe qui, vous êtes important ». Attention que l’on soit bien d’accord, cela est tout à fait valable dans certains cas. Mais là je me place dans le cadre d’un enseignement transmis entre un professeur et des élèves.
Alors ce que j’observe, c’est plusieurs types d’influenceurs.
Il y a celui que je qualifierai de « naïf ». C’est typiquement un élève nouveau qui arrive fort de ses croyances issues soit de ses pratiques passées (parfois quelques mois, au mieux 2 ou 3 ans), soit des choses qu’il a vues et qu’il prend pour argent comptant. En arrivant, il n’hésite pas à dire ce qu’il pense, à contredire ce qu’il voit, et croyez-moi, il n’hésite pas à venir voir le professeur pour lui proposer de partager avec lui « son savoir ».
Cet influenceur-là n’est pas forcément dangereux, il est plutôt perturbateur car il va poser beaucoup de questions et douter sans arrêt. Il réussit à influencer essentiellement les nouveaux arrivés qui ne se sont pas encore fait leur propre idée sur le cours. Ils vont aussi potentiellement influencer l’image de l’école, car si l’enseignement ne leur plait pas, ils n’hésiteront pas à le dire. Mais ils auront du mal à influencer ceux qui sont là depuis déjà 2 ou 3 ans ainsi que les anciens.
Il y a ensuite l’influenceur du type « ego ». Ceux-là sont nettement plus dangereux pour l’équilibre d’un cours. Ce sont les personnes qui ne doutent pas de ce qu’elles disent ou pensent. Elles ont vu des choses, compris des choses, voire même ont déjà suivi un autre enseignement ou un autre art martial et arrivent à un certain niveau. Cela peut aussi être des élèves avancés, qui estiment maîtriser l’art martial.
Ils ont donc naturellement une certaine influence sur les moins expérimentés, ou sur ceux qui évoluent à leurs côtés depuis longtemps. Ces influenceurs-là ont pour intention d’influencer, ils veulent être suivis dans leur démarche. Vu qu’ils sont sûrs de leur compréhension, ils ne vont jamais hésiter à s’exprimer, à montrer aux autres. Ils interviennent directement, ou bien à chaque exercice avec leur partenaire. Bien évidemment, encore deux possibilités : soit ils sont « dans le vrai », c’est-à-dire qu’ils suivent en effet totalement la voie ouverte par le professeur et ne font que renforcer sa parole. Soit ils sont dans une forme d’illusion et pensent avoir compris mais en fait sont partis peu à peu dans une autre voie que celle de l’école. Dans ce cas-là, ils introduisent la dérive, surtout lorsqu’ils décident d’ouvrir leur propre école. Vous pouvez les reconnaitre à force de « tu devrais faire comme ça » « attention tu ne fais pas comme il faut » « moi je vais te montrer un truc qui marche vraiment ». L’intention n’est pas nécessairement mauvaise, mais l’influence est réelle car ils ne peuvent pas s’empêcher de « conseiller » et ne vous lâchent pas tant que vous ne faites pas comme ils disent. Mais à force cette attitude peut se retourner un peu contre eux car on n’aime pas forcément se faire influencer aussi directement. Donc on finit par les reconnaitre.
Dernier type, je vais dire « l’influenceur par nécessité ». Drôle de formule, mais pour moi, ce serait l’élève qui a là encore un certain niveau, qui pense avoir compris plein de choses mais n’en est pas si sûr que cela. Du coup il cherche à faire valider sa compréhension des choses. Plutôt que demander au professeur, il dit à l’autre comment faire, et si l’autre adhère, alors cela valide sa pensée. Évidemment, plus il est convaincant par nature (par son niveau ou sa bonhommie), plus il aura d’influence. Ceux là vont introduire la dérive la plus sournoise qui soit, car au fond d’eux ils ne cherchent pas nécessairement à faire scission avec le professeur, ils peuvent même penser qu’ils représentent très bien le professeur ! Mais mine de rien, à force d’essayer de se rassurer, ils peuvent influencer la pratique des autres. Cette fois ce seront des formules comme « ah bon tu fais comme ça, moi j’avais plutôt compris ça » ou bien « je ne suis pas certain, mais je pense que tu devrais plutôt faire ça ». Et quand c’est dit par un élève avancé, ça influence sérieusement les autres, d’autant plus que l’influence n’est pas frontale, cela donne même l’impression d’une collaboration plutôt que d’une réelle influence.
Encore une fois, ça n’est pas parce que vous voulez aider un camarade qui vous pose une question que vous devenez tout de suite un influenceur, bien sûr que non. Et il est bien évident que l’entraide est nécessaire entre les pratiquants d’une école.
Là je ne parle pas d’aider ponctuellement et à bon escient, mais bel et bien d’influencer. Je parle ici des personnes qui ne peuvent pas s’empêcher de corriger, montrer, expliquer, parler en lieu et place du professeur, même quand celui-ci est dans la salle et même quand le partenaire ne demande rien. Voire même qui n’hésitent pas à contredire le professeur dans son dos.
Alors pourquoi je parle de tout cela ?
Le problème, c’est que de plus en plus de jeunes ne cherchent plus de professeurs mais bel et bien des influenceurs, pour être sûrs de ne pas se tromper. Ils écoutent ceux qui font du bruit, ceux qui parlent bien, ceux qui inspirent confiance par leur bonne humeur permanente, ceux qui montrent ce qu’ils savent sans limite apparente. Ils cherchent à être guidés plus qu’à travailler.
A force, c’est l’art martial qui se perd.
Toute cette exposition médiatique, ça fait des lignées et sous-lignées qui se multiplient au gré de tous les nouveaux enseignants qui veulent exprimer leur point de vue. Cela fait un enseignement qui perd en qualité petit à petit, car créer une école sur la base d’une dérive permet rarement de maintenir un art dans le temps : ça permet de se montrer pour le temps que ça fonctionne. Ça fait une image erronée de l’art car non, l’art martial n’est pas comme dans les vidéos préparées, dans les films, ni même comme dans les démos chorégraphiées. Ca fait des illusions car non, avec 1 tan sao et 2 ans de pratique, on ne devient pas un combattant redoutable quoi que les vidéos disent.
Alors s’il est impossible de contrôler ce qui se diffuse sur le net, on peut peut-être chacun à notre niveau, tenter de ne pas entrer dans ce jeu pervers. Casser les influences néfastes.
Je vais à nouveau m’appuyer sur une citation de Bruce Lee « conserve l’utile, rejette l’inutile ». La clé est là : il faut retrouver notre sens critique.
Face à une vidéo, retrouver son sens critique c’est tenter d’identifier si la vidéo nous plait par sa forme, parce qu’elle est « trop bien faite », ou par le fond, parce qu’après l’avoir visionnée on a réellement appris quelquechose. C’est regarder qui fait la vidéo : est-ce un acteur, un clown, ou bien un vrai pratiquant. Est-ce un enseignant qui continue d’avoir une école (la matière avant l’apparence), ou bien est-ce un enseignant qui vend des vidéos (le business avant la matière).
Et dans les salles de pratique, les parcs, à chaque entrainement, c’est en premier lieu se demander dans quel camp on se trouve.
Est-on un influenceur (conscient ou non) ? Dans ce cas, quand on se rend compte que l’on parle beaucoup, il faut commencer à s’auto-critiquer « est-ce que ce que je dis est réellement utile à mon partenaire à cet instant ? est-ce juste parce que j’ai envie de montrer que je maitrise ? Est-ce par habitude ? est-ce pour me rassurer parce qu’en fait je n’ai pas envie de voir que c’est moi qui ai dérivé ? » et apprendre, peut-être, à parler moins.
Est-on un influençable ? Est-ce que dès qu’on nous dit quelque chose on l’intègre, sans même se poser la question de savoir si cela nous est vraiment profitable à cet instant ? Voire même est-ce que nous provoquons cela en demandant sans cesse d’être corrigé, ou des explications ? Dans ce cas parfois, il faut savoir dire stop. Se retrouver la tête farcie de 1000 conseils n’est jamais bon. Se retrouver avec des informations contradictoires n’est jamais bon signe et ne fera qu’amener de nouvelles questions.
Est-on fermé ? c’est-à-dire qu’on ne partage jamais aucun conseil, quitte à laisser l’autre se débrouiller ou partir objectivement dans une mauvaise direction ? Là non plus ça n’est pas bon, car on fait le jeu des influenceurs qui eux s’expriment. Une école est un lieu de partage, et aider à transmettre les informations correctes est une bonne chose. Reste à jauger de la pertinence des informations que l’on est capable de donner, et ne pas prendre l’habitude de « corriger » à tort et à travers.
Est-on réfractaire ? C’est-à-dire que l’on refuse tout type de conseil autres que ceux du professeur ou que ceux qui nous conviennent ? Là aussi c’est trop simpliste comme attitude.
Dans ce monde de l’apparence et de la consommation, rester fidèle à l’art serait peut-être finalement une de nos plus grandes leçons ! Je terminerais par une dernière citation, l’un des Kuen Kuit du Wing Chun : « soyez humble de demander conseil à votre professeur ». Pour ceux qui l’ont, je vous invite à relire l’explication que j’avais donnée dans mon livre et à réfléchir à ce mot fondamental dans notre pratique : humilité, car influencer ou se laisser influencer, ne serait-ce pas finalement manquer d’humilité ? Et pratiquer un art martial, ne serait-ce pas apprendre à retrouver cette humilité ?